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La France peut-elle exclure unilatéralement du champ d’application de la convention franco-suisse les personnes imposées d’après la dépense ?
par
Philippe Kenel, docteur en droit, avocat, Python & Peter
Jérôme Queyroux, avocat associé CMS Bureau Francis Lefebvre Lyon
- Introduction
En date du 26 décembre 2012, la Direction générale publique des finances françaises a décidé unilatéralement qu’à partir du 1er janvier 2013 les personnes imposées d’après la dépense en Suisse ne pourraient plus, même si elles paient un « forfait majoré », bénéficier de la Convention du 9 septembre 1966 en vue d’éliminer les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune (ci-après : CDI revenu/fortune).
En qualité d’avocats suisse et français, tous deux spécialisés en matière de planification fiscale, patrimoniale et successorale, nous avons décidé de confronter nos points de vue sur cette question. La problématique a été étudiée sous l’angle suisse par Philippe Kenel (II) et selon le droit français par Jérôme Queyroux (III).
Avant d’exposer de manière successive nos positions, il importe de faire un bref rappel de la problématique.
L’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune stipule ce qui suit :
« N’est pas considérée comme résident d’un Etat contractant au sens du présent article :
- […]
- Une personne physique qui n’est imposable dans cet Etat que sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative de la ou des résidences qu’elle possède sur le territoire de cet Etat. »
Selon une circulaire du 29 février 1968 adressée par l’Administration fédérale des contributions aux administrations cantonales des contributions, des entretiens ont eu lieu entre les administrations fiscales suisses et françaises dans le cadre d’une procédure amiable régie par l’article 27 de la CDI revenu/fortune concernant l’application de l’article 4 par. 6 lit. b de la convention aux personnes imposées d’après la dépense en Suisse. L’Administration fédérale des contributions écrit que les administrations suisse et française ont convenu ce qui suit :
« Une Personne assujettie à l’impôt à forfait en Suisse (art. 18 bis AIN et les dispositions semblables du droit cantonal) à la qualité de résident de Suisse au sens de l’article 4 de la convention
- si la base d’imposition fédérale, cantonale et communale, est supérieure à cinq fois la valeur locative de l’habitation du contribuable ou à une fois et demi le prix de pension qu’il paie, et
- si la base d’imposition cantonale et communale ne s’écarte pas notablement de celle qui est déterminante pour l’impôt fédéral direct (IFD) ladite base cantonale et communale devant, en tout état de cause, être égale ou supérieure aux éléments du revenu du contribuable qui proviennent de Suisse et de France, pour les revenus de source française, lorsqu’ils sont privilégiés par la convention (notamment dividendes, intérêts, redevances de licences) ».
En pratique, cet accord a donné naissance à ce que l’on appelle le « forfait majoré ». En d’autres termes, si le contribuable imposé d’après la dépense accepte que le montant sur lequel il est imposé soit majoré de 30% environ, les autorités fiscales françaises considèrent qu’il est domicilié fiscalement en Suisse au sens de la CDI revenu/fortune. En réalité, les autorités suisses ont accepté, en dérogation à l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune que, seules les personnes imposées d’après la dépense s’acquittant d’un « forfait majoré » puissent bénéficier de la convention.
Le 12 septembre 2012, la base française BOFIP-Impôts (Bulletin officiel des finances publiques – impôts) n’a pas repris le contenu de l’accord conclu entre les autorités fiscales françaises et helvétiques prévoyant le système du « forfait majoré ».
Le 26 décembre 2012, la Direction générale des finances publiques françaises a expressément prévu que cet accord ne s’appliquait plus à partir du 1er janvier 2013.
Le chiffre 70 des règles d’interprétation relatives au champ d’application de la CDI revenu/fortune de la Direction générale des finances publiques françaises dans sa version du 26 décembre 2012 prévoit ce qui suit :
« Cette disposition concerne les personnes qui, bien qu’ayant la qualité de résident de l’un ou de l’autre Etat, au sens des critères généraux définis ci-avant, ne se trouvent imposées, dans cet Etat, que sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative de la ou des résidences qu’elles y possèdent.
Du côté français, se trouvent ainsi exclues du bénéfice de la convention les personnes imposées en application de l’article 164 C du code général des impôts (CGI), sur la base forfaitaire prévue audit article aussi bien que sur le total de leurs revenus de source française.
Du côté suisse, ne peuvent bénéficier de la convention, les personnes qui se trouvent soumises à l’impôt fédéral direct sur une base forfaitaire déterminée à partir du montant du loyer ou de la valeur locative de leur appartement ou du prix de pension (art. 18 bis de l’arrêté du Conseil fédéral du 9 décembre 1940 et art. 1er de l’ordonnance du Département fédéral des finances et des douanes du 15 octobre 1958) ainsi que celles qui sont assujetties à l’impôt cantonal sur une base forfaitaire analogue, même lorsqu’elles sont soumises à l’impôt fédéral d’après le montant réel de leurs revenus.
La tolérance de 1972 prévue par la DB 14 B-2211 n°7 mise à jour le 10 décembre 1972 n’ayant pas été reprise par la base BOFIP-Impôts est rapportée à compter du 12 septembre 2012, date d’ouverture de la base, conformément à l’instruction 13 A-2-12 du 7 septembre 2012. Toutefois, il est admis que cette tolérance continue à s’appliquer jusqu’aux revenus de l’année 2012 incluse. »
- La décision des autorités fiscales françaises vue sous l’angle suisse
- De la validité juridique de la décision de l’Administration fiscale française
La première question qui se pose est de déterminer si la France a le droit de mettre fin de manière unilatérale à une décision prise dans le cadre d’une procédure amiable. Bien que cette question fasse l’objet de certains conflits dans la doctrine[1], l’OCDE précise clairement dans son Commentaire du Modèle de convention OCDE[2] que « les accords amiables réglant des difficultés générales d’interprétation ou d’application lient les administrations aussi longtemps que les autorités compétentes ne conviennent pas de modifier ou d’abroger l’accord amiable ». Par conséquent, selon l’OCDE, les autorités fiscales ne sont pas en droit de mettre fin de manière unilatérale à l’accord relatif au « forfait majoré ».
- Du contenu de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune
Cependant, si, contrairement à la position exprimée ci-dessus, l’on devait admettre que les autorités fiscales françaises sont en droit de mettre fin unilatéralement à l’accord conclu dans le cadre de la procédure amiable, la conséquence serait qu’il y a lieu d’appliquer à la lettre l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune.
Par conséquent, il y a lieu d’étudier quel est le contenu exact de cette disposition. Il résulte clairement pour les deux raisons présentées ci-dessous que cette disposition ne vise absolument pas les bénéficiaires de l’impôt d’après la dépense.
- En premier lieu, il faut se référer au texte même de l’article 4 par. 6 lit. b qui exclut du champ d’application de la convention la personne « qui n’est imposable dans cet Etat que sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative de la ou des résidences qu’elle possède sur le territoire de cet Etat ». Or, une personne imposée d’après la dépense en Suisse conformément à l’article 14 de la Loi fédérale du 14 décembre 1990 sur l’impôt fédéral direct (LIFD) et de l’article 6 de la Loi fédérale du 14 décembre 1990 sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes (LHID) n’entre pas dans le champ d’application de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune pour deux motifs principaux.
- Une personne imposée d’après la dépense en Suisse paie ses impôts, comme le nom de cette forme d’imposition l’indique, non pas sur un montant déterminé par rapport à la valeur locative de son bien immobilier, mais sur la base de ses dépenses et de celles de sa famille. Les articles 14 LIFD et 6 LHID prévoient expressément que l’impôt calculé sur ces dépenses ne doit pas être inférieur aux impôts calculés d’après le barème ordinaire sur l’ensemble des éléments suivants :
- La fortune immobilière sise en Suisse et les revenus qui en proviennent
- Les objets mobiliers se trouvant en Suisse et les revenus qui en proviennent
- Les capitaux mobiliers placés en Suisse, y compris les créances garanties par gage immobilier et les revenus qui en proviennent
- Les droits d’auteur et autres droits analogues exploités en Suisse et les revenus qui en proviennent
- Les retraites, rentes et pension de source suisse
- Les revenus pour lesquels le contribuable requiert un dégrèvement partiel ou total d’impôts étrangers en application d’une convention conclue par la Suisse en vue d’éviter les doubles impositions
On appelle la comparaison entre l’impôt calculé sur la dépense et celui calculé sur les éléments mentionnés aux lettres a à f ci-dessus le calcul de contrôle. Le contribuable paie le montant d’impôts le plus élevé des deux.
C’est uniquement dans son Ordonnance du 15 mars 1993 sur l’imposition d’après la dépense en matière d’impôt fédéral direct que le Conseil fédéral stipule que le montant des dépenses ne doit pas être inférieur au quintuple du loyer ou de la valeur locative du logement occupé par le contribuable. La révision des articles 14 LIFD et 6 LHID qui rentrera en vigueur le 1er janvier 2014 reprend exactement le même système sous réserve que le seuil minimum des dépenses sera fixé au septuple de la valeur locative et du loyer, et non plus au quintuple et qu’il appartiendra aux cantons de déterminer comment l’impôt d’après la dépense couvre l’impôt sur la fortune. Par conséquent, il résulte clairement de ce qui précède que le contribuable imposé d’après la dépense en Suisse ne l’est pas sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative de la ou des résidences qu’il possède en Suisse. La valeur locative du bien loué ou acheté entre en considération uniquement pour déterminer le montant planché des dépenses. De plus, en vertu du nouveau droit, la fortune du contribuable devra être prise en considération.
- Même si, de manière tout à fait erronée, les autorités fiscales françaises devaient soutenir que le simple fait que la notion de valeur locative entre en ligne de compte pour la détermination du seuil minimum des dépenses fait que l’article 4 par. 6 lit. b s’applique à l’imposition d’après la dépense, il sied de mentionner que cette disposition exclut du champ de l’application de la convention uniquement une personne physique qui n’est imposable « que sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative ». Or, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, une personne imposée d’après la dépense en Suisse n’est pas imposée « que » sur ses dépenses dont le montant minimum est déterminé par la valeur locative du bien loué ou acheté, mais également sur tous les éléments entrant en considération pour le calcul de contrôle et, dès le 1er janvier 2014, également sur sa fortune.
Il résulte de ce qui précède qu’une étude littérale et téléologique de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune démontre que cette disposition ne vise pas les personnes imposées d’après la dépense en Suisse.
- Cette interprétation de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune est confirmée par une analyse historique de cette disposition. Il importe d’avoir à l’esprit que depuis plusieurs décennies la législation française prévoit que les personnes qui n’ont pas leur domicile fiscal en France, mais qui y sont propriétaires d’une ou de plusieurs habitations, sont assujetties à l’impôt sur le revenu sur une base égale à un certain nombre de fois la valeur locative réelle de cette ou de ces habitations à moins que les revenus de source française des intéressées ne soient supérieurs à cette base. Cette règle figure actuellement à l’article 164C al. 1 du Code général des impôts français. Il s’agit de l’imposition de manière forfaitaire en France d’une personne non domiciliée en France qui est propriétaire d’un bien immobilier.
Or, le Protocole final (Ad art. 2 par. 4) de la Convention du 31 décembre 1953 en vue d’éviter les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune qui a été remplacé par la CDI revenu/fortune de 1966, tout en acceptant ce système, le subordonnait aux conditions suivantes :
- La base d’imposition retenue pour l’impôt forfaitaire ne pouvait dépasser une somme égale à cinq fois la valeur locative de l’habitation ou des habitations dont le contribuable disposait dans l’Etat considéré, ni excéder la moitié du revenu global de l’intéressé ;
- L’impôt forfaitaire devait être calculé dans la mesure du séjour effectif et ne pouvait être perçu que si ce séjour avait duré au moins 90 jours, soit en une période continue, soit par périodes successives ;
- L’Etat qui prélevait l’impôt forfaitaire renonçait par la même à imposer les revenus de l’intéressé à un autre titre.
Comme l’écrit le Conseil fédéral dans son Message du 18 octobre 1966 relatif à la CDI revenu/fortune[3], la France était mécontente des conditions figurant dans le Protocole final (Ad art. 2 par. 4) de la convention de 1953 mentionnée ci-dessus. C’est pourquoi la délégation française proposait soit de biffer les limitations précitées, soit de renoncer à toute imposition au titre d’une résidence secondaire. Cette dernière solution ayant été retenue, le Conseil fédéral écrit que « pour donner suite au vœu exprimé par la délégation française, il a été expressément précisé que ne peuvent être considérés comme résidents au sens de la convention et, par voie de conséquence, ne peuvent prétendre aux avantages de la convention réservés aux résidents (p. ex. réduction des impôts à la source de l’autre Etat) :
- […]
- Les personnes physiques qui ne sont soumises qu’à un impôt calculé forfaitairement sur une base égale à cinq fois la valeur locative de leur habitation »[4]
Par conséquent, il résulte clairement d’une interprétation historique de l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune que les personnes visées par cette disposition n’étaient absolument pas les contribuables imposés d’après la dépense en Suisse auxquels il n’est jamais fait allusion dans le message du Conseil fédéral, mais bien les personnes domiciliées en Suisse, propriétaires d’une résidence secondaire en France, imposées dans ce pays de manière forfaitaire sur la base de la valeur locative de leur propriété.
Dans ces conditions, on peut légitimement se demander pourquoi les autorités fiscales helvétiques ont accepté dans le cadre de la procédure à l’amiable le système du « forfait majoré ». Quelle que soit la réponse à cette question, il résulte de ce qui précède que si la Suisse accepte la résiliation unilatérale de cet accord, il y a lieu d’appliquer à la lettre l’article 4 par. 6 lit. b de la CDI revenu/fortune qui ne concerne absolument pas les personnes imposées d’après la dépense en Suisse. Par conséquent, il en résulte qu’un contribuable bénéficiant de cette forme d’imposition bénéficierait de la convention de double imposition franco-suisse même s’il ne paie pas un « forfait majoré ».